Un Printemps à Tchernobyl

Cette bande dessinée d’Emmanuel Lepage fait suite à autre livre illustré sorti en 2008, « Les fleurs de Tchernobyl : Carnet de voyage en terre irradié », et est en quelque sorte son making-of.

Un Printemps à Tchernobyl - Emmanuel Lepage (Futuropolis, 2012)

Le récit s’ouvre sur un long périple en train qui mène l’équipe de dessinateurs de France jusqu’à Kiev. C’est l’occasion d’un rappel très approximatif du déroulement de la catastrophe de Tchernobyl
où faits et rumeurs se mélangent allègrement. Tout au long du trajet on voit également Emmanuel Lepage réviser son catéchisme : « La Supplication » de Svetlana Alexievitch.

Un petit aparté s’impose sur ce livre. Il s’agit certes d’un essai d’une qualité remarquable, dont la lecture ne peut laisser indifférent. Cependant il est important de comprendre que les monologues qui y sont rapportés, même s’ils dérivent d’entretiens réels, ont été lourdement réécrits pour servir l’ambition artistique de l’auteur. Des centaines de témoignages recueillis seuls les plus poignants ont été retenus, puis ceux-ci ont été modifiés, réarrangés et au besoin émaillés d’images très crues afin d’en accentuer l’effet dramatique. Les personnes interrogées sont authentiques, mais les récits qui leurs sont attribués ne le sont que très partiellement. Cette ambiguïté est bien sûre voulue et entretenue par l’auteur, mais on ne peut pas non plus parler de malhonnêteté puisque celle-ci n’a jamais prétendu avoir produit un travail d’enquête. Selon les propres mots de Svetlana Alexievitch, « ce n’est plus journalisme, mais de la littérature ».1 Il ne faut donc surtout pas prendre tout ce qui figure dans ce livre au pied de la lettre. Fin de l’aparté.

Juste avant l’arrivée à Kiev un flash-back nous raconte la genèse du voyage. Lors d’une scène délicieuse d’ironie le groupe d’artistes discute l’air grave des préparatifs et évoque les dangers radioactifs terribles auxquels ils seront confrontés sur place, le tout dans une atmosphère saturée en fumée de cigarette. Cherchez l’erreur.

Une fois sur place le collectif s’installe dans une maison louée à la limite de la zone d’exclusion, puis file visiter celle-ci accompagné d’un guide officiel. L’impression qui se dégage parfois de cette visite, et qu’on retrouve de manière récurrente par la suite, est que tels des journalistes de guerre tous prennent des risques insensés pour témoigner. Au vu des risques réellement encourus la vérité est plutôt que tous jouent à se faire peur, un peu comme ces enfants qui marchent sur le trottoir en évitant les jointures entre les pierres pour conjurer le mauvais sort. Attention, il y a un vrai problème radiologique dans la zone d’exclusion mais celui-ci concerne les populations qui y habitent et consomment des aliments produits localement toute l’année, pas les touristes de passage.

Une des multiples situations qui illustrent le propos ci-dessus est la pause effectuée devant le réacteur accidenté afin que ceux qui le souhaitent puissent le dessiner. Au bout des 20 minutes imparties le chauffeur crie à l’auteur, resté derrière car il n’a pas fini son croquis, qu’il est impératif de repartir immédiatement. Emmanuel Lepage court alors rejoindre la camionnette et celle-ci démarre sur les chapeaux de roues. Or à cet endroit le débit de dose est d’environ 20 µSv/h, ce qui est loin de constituer une menace urgente. L’illusion du danger est aussi renforcée par le type de détecteur utilisé par le groupe pour mesurer les radiations. Celui-ci (un radex 1503) a en effet une limite de mesure en débit de dose assez basse de 10 µSv/h, ce qui donne très vite l’impression de flirter avec la mort dès qu’il est au taquet. Évidemment, quand on mesure le monde avec une règle de 10 cm tout parait absurdement grand…

Heureusement la seconde partie de l’ouvrage se révèle beaucoup plus intéressante. L’auteur y dresse des portraits très réussis des gens du coin qui viennent leur rendre visite. Il s’interroge également sur ses propres préconceptions et livre des réflexions pertinentes sur la difficulté de faire ce pour quoi il est venu (c’est-à-dire produire un témoignage partisan) sans pour autant dénaturer ce qu’il observe. Cependant je ne développerai pas ces points ici pour vous réserver le plaisir de la découverte (et accessoirement aussi parce que j’ai par mégarde effacé 2 ou 3 paragraphes que j’ai la flemme de réécrire).

  1. « Du bon et du mauvais usage du témoignage dans l’œuvre de Svetlana Alexievitch », Galia Ackerman et Frédéric Lemarchand, revue Tumultes n° 32-33, 2009 []
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